A.-K. Weber: Television before TV

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Titel
Television before TV. New Media and Exhibition Culture in Europe and the USA, 1928-1939


Autor(en)
Weber, Anne-Katrin
Reihe
Televisual Culture
Erschienen
Amsterdam 2022: Amsterdam University Press
Anzahl Seiten
390 S.
Preis
€ 106,00
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von
Pierre-Jacques Pernuit, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Au-delà de la diversité des sujets et des affiliations disciplinaires, la réticence à s’atteler à des questions ontologiques semble être une constante dans les études de médias de ces dix dernières années. Selon cette logique, il n’est plus question de savoir ce qu’est le cinéma ou encore la télévision, mais plutôt d’interroger, à la suite des théories filmiques de l’intermédialité et du dispositif, les reconfigurations topologiques des médias, d’aborder en d’autres termes leurs enjeux situationnels. La récente étude qu’Anne-Katrin Weber consacre à la télévision dans l’entre-deux-guerres s’inscrit assurément dans cette tendance. Les enjeux situationnels, précisons-le d’emblée, ne relèvent ici pas exclusivement d’une prise en compte de la nature domestique du médium. Il est en effet entendu par l’historiographie que la spécificité de la télévision dans l’entre-deux-guerres tient précisément au fait qu’elle fut une technologie expérimentale, sans public. C’est là l’un des points récurrents des histoires de la télévision, aux côtés, entre autres, de considérations sur son caractère intermédial — un aspect que l’on retrouve tout particulièrement dans les approches culturalistes du sujet publiées récemment par Doron Galili et Philip Sewell. 1

L’originalité de l’étude d’Anne-Katrin Weber tient au regard oblique et transdisciplinaire qu’elle pose sur son objet. Le propos est d’analyser, en s’appuyant sur un important travail de recoupement d’archives, les logiques des représentations de la télévision à l’œuvre lors de ses démonstrations publiques au sein des foires techniques et marchandes et des Expositions universelles en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, au cours d’une période qui va de l’apogée des systèmes mécaniques à l’avènement du tube cathodique. À travers des enjeux relevant de l’image (la plupart du temps photographique), du discours, de la scénographie et de l’architecture, il s’agit donc d’étudier, en amont de la massification du médium dans l’après-guerre, les lieux où la télévision fut exposée et offerte à la contemplation et la fascination des visiteurs. La démarche de Weber s’inscrit à cet égard très clairement dans une filiation critique qui traite les foires et les Expositions universelles comme des lieux d’observation privilégiés de la modernité, dans l’esprit notamment (et pour se limiter au champ de l’image) des travaux de Beatriz Colomina ou Olivier Lugon.

Il s’agit aussi d’une tentative originale de croiser deux approches de l’histoire de la télévision dont on aurait tendance à penser qu’elles correspondent chacune à deux phases distinctes du développement du médium : d’un côté une histoire des techniques, souvent mobilisée pour décrire la phase expérimentale de l’entre-deux-guerres, et de l’autre une histoire des usages ou des impacts sociaux de la télévision dans l’après-guerre, une fois celle-ci définitivement installée dans les foyers occidentaux. Anne-Katrin Weber rejette cette dichotomie tout comme elle réfute l’idée d’une télévision expérimentale sans public. L’autrice prend le parti de considérer les visiteurs des Expositions universelles et des foires techniques comme une forme d’audience télévisuelle originelle et propose d’envisager les lieux de monstration tantôt comme des forums de débat, tantôt comme des institutions normatives, dans lesquels les futures fonctions sociales, symboliques et culturelles de la télévision furent édictées. La proposition est judicieuse, puisque c’est en effet essentiellement à travers la médiation de l’exposition que la télévision rencontra son auditoire dans la période de l’entre-deux-guerres.

L’étude est divisée en six chapitres. Le premier introduit les principaux lieux où fut exposée la télévision, à la faveur, précise Anne-Katrin Weber, d’une certaine confusion entre les logiques de la science et du divertissement et au travers de scénographies révélant la nature hybride du médium. Le deuxième chapitre porte sur le paradoxe de la spectacularisation d’une télévision dont le pouvoir d’attraction, en raison des limites de la technique de l’entre-deux-guerres, était pour le moins limité. Il s’agit ici d’étudier les discours déployés par les industries télévisuelles dans les foires allemandes, britanniques et nord-américaines, autant de stratégies implicites qu’Anne-Katrin Weber évoque en empruntant aux théories cinématographiques du dispositif, à la sociologie de l’art, ou encore aux mythologies barthiennes. Dès lors, il apparaît clairement que l’étude est aussi et surtout une analyse comparée des idéologies des firmes pionnières de l’industrie à travers leurs inscriptions iconiques et scénographiques. Cette démarche se trouve prolongée dans le troisième chapitre par une discussion des notions d’ubiquité et de direct télévisuel. Selon Anne-Katrin Weber, il s’agit là encore d’un paradoxe puisque la télévision de l’entre-deux-guerres n’est pas à comprendre exclusivement sur le mode de la « fenêtre sur un ailleurs », mais plutôt à la croisée de plusieurs configurations : un dispositif autoréflexif (exposant la technicité de la télévision), un dispositif du direct (insistant sur l’immédiateté de la transmission), et enfin, avec l’avènement du tout électronique et l’accroissement de la sensibilité lumineuse des caméras, un dispositif diurne (capable de transmettre des scènes capturées en extérieur). La tension entre ces trois dispositifs a précisément pour effet de révéler combien l’idée d’une télévision ubiquitaire et « en direct » est une construction idéologique en germe dans les foires et les expositions, ce qui transparaît notamment à travers l’usage du verre au sein des mises en scène de la télévision, une matière que l’autrice décrit comme l’instrument d’une rhétorique de la transparence et de l’immédiateté. Le quatrième chapitre porte sur les traits spécifiques des politiques nationales de représentation de la télévision, elles-mêmes reflets des idéologies nationalistes de l’entre-deux-guerres. Les chapitres cinq et six portent quant à eux sur les prémices de la construction idéologique du caractère domestique et prétendument féminin du médium à la fin des années 1930. On y trouve un complément passionnant aux histoires sociales de la télévision, notamment aux travaux de Lynn Spigel, qui invite à réconcilier les diverses méthodes et les histoires de la télévision d’avant et d’après la Seconde Guerre mondiale.

Précisons que les propositions les plus stimulantes d’Anne-Katrin Weber, notamment sa typologique des dispositifs télévisuels, n’ont pas pour ambition de figer définitivement l’histoire complexe et paradoxale de la télévision des premières décennies du XXe siècle. Au sortir de la lecture de l’ouvrage, c’est à vrai dire l’opposition même entre une phase balbutiante des débuts du médium et son institutionnalisation ultérieure qui se trouve réinterrogée. À travers le prisme d’une étude situationnelle, l’histoire que retrace Anne-Katrin Weber est ainsi plus que jamais la chambre d’écho des débats actuels sur le caractère profondément hybride de la télévision, sur le processus ininterrompu de ses reconfigurations historiques jusqu’à ses développements contemporains. Notons à cet égard qu’Anne-Katrin Weber relève judicieusement dans son introduction que l’étude des lieux où fut exposée la télévision nous offre des éléments de réponse sur son statut médiatique dans l’entre-deux-guerres.

En s’autorisant à nouveau une généralité, on rejoindra ainsi l’esprit de son propos pour souligner combien la mise à l’écart des problématiques ontologiques au profit des enjeux topologiques n’est peut-être pas aussi tranchée qu’elle n’y parait, et que cette dynamique relève en quelque sorte moins de la substitution d’un problème par un autre que d’une reformulation d’enjeux analytiques persistants : un rappel du fait que la science des médias, parce qu’elle étudie précisément l’effet de la médiation sur les contenus, c’est-à-dire la manière dont l’élément tiers régule l’accès à l’essence de la chose, n’est en réalité jamais étrangère à des questionnements ontologiques.

Notes:
1 Doron Galili, Seeing by electricity: cinema, moving image transmission, and the emergence of television, 1878-1939, Durham, Duke University Press, 2020; Philip W. Sewell, Television in the Age of Radio: Modernity, Imagination, and the Making of a Medium, New Brunswick, Rutgers University Press, 2014.

Redaktion
Veröffentlicht am
27.04.2023
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